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Commune présence - René Char


Tu es pressé d’écrire, 

Comme si tu étais en retard sur la vie.

S’il en est ainsi, fais cortège à tes sources. 

Hâte-toi.

Hâte-toi de transmettre

Ta part de merveilleux, de rébellion, de bienfaisance.

Effectivement tu es retard sur la vie,

La vie inexprimable, 

La seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir,

Celle qui t’est refusée chaque jour par les êtres et par les choses,

Dont tu obtiens péniblement de-ci de-là quelques fragments décharnés

Au bout de combats sans merci.

Hors d’elle, tout n’est qu’agonie soumise, fin grossière.

Si tu rencontres la mort durant ton labeur,

Reçois-la comme la nuque en sueur trouve bon le mouchoir aride,

En t’inclinant.

Si tu veux rire, 

Offre ta soumission, 

Jamais tes armes.

Tu as été créé pour des moments peu communs.

Modifie-toi, disparais sans regret

Au gré de la rigueur suave.

Quartier suivant quartier, la liquidation du monde se poursuit

Sans interruption,

Sans égarement.

 

Essaime la poussière

Nul ne décèlera votre union.

 

*

 

À ma mère - Caroline Cranskens

 

Elle n’est pas cicatrisée, cette déchirure, il faudra attendre encore, jusqu’à la fin peut-être. Tous acquiescent devant ce tableau cent fois trop grand de la mère qui sera toujours ce qu’elle est à présent. Autrefois, quand elle était petite, on l’avait remplie à ras bord. Éclipsé le père absent, étirée l’enfance, à rallonge, on s’en était chargé, non sans regret, jusqu’à l’éternité. Et l’urgence du manque à rayer qui se perpétue, sa fille la fait sienne puis lui apprend à rayer, elle aussi, certaines certitudes. Et d’autres l’agrippent, quand le sommeil s’invite, c’est qu’elle ne tient plus debout. " Aucun tableau de moi ne fera jamais baver personne ", c’est ce qu’elle pensait, ma mère, le temps ferait l’affaire, l’attente, se vautrer de nombreuses fois encore dans l’attente, son attention, charmant tableau.

 

Je ne sais pas sa lutte, sa solitude, sa souffrance, je sais juste l’escalier qui s’apprête, le soir, dans la maison sans soleil de mes grands-parents et la pesanteur au fil des marches et les soirées en tête-à-tête, à deux, à trois les jours de fête, et l’enfance qui s’envole, promesse éteinte, l’enfance qu’elle m’a offerte et que je serre en moi et qui me porte, l’abri insaisissable qu’elle m’a construit, les larmes cachées de ma mère. 

 

 

*

 

Les vergers - Rainer Maria Rilke 

 

Ce soir, mon cœur, fais chanter

Des anges qui se souviennent

Une voix presque mienne

Par trop de silence tentée

Monte et se décide

À ne plus revenir

Tendre et intrépide

À quoi va-t-elle s’unir ?

 

 

*

 

Emily Dickinson


Water is taught by thirst 

Land - by the ocean passed 

Transport - by throe - 

Peace -by it's battle told - 

Love, by Memorial Mold [center]

Birds, by the snow

 

On apprend l'eau - par la soif 

La terre - par les mers qu'on passe 

L'exaltation - par l'angoisse - 

La paix - en comptant ses batailles - 

L'amour - par une image qu'on garde 

Et les oiseaux - par la neige

 

 

 

*

 

Ils recouvrent de blanc ton absence - Bassam Hajjar

 

Lorsque tu la quittes

ses murs se rapprochent

la maison qui, délaissée,

trouve son âme dans un coin

et devine, depuis un instant seulement,

la toile d'araignée qui pend

dans le familier

devenu vacant.

 

S'éloigne-t-elle maintenant ?

Ou bien la fais-tu basculer dans le vide 

de tes yeux mouillés

dans tes mains

dans le grand air

des lieux éloignés

comme si la fenêtre derrière toi

regardait vers le dedans

et s'éloignait à son tour

tandis que t'absorbent la rue et le tournant

avec une boule dans la gorge

de la taille de l'océan.

 

Elle ne te voit plus maintenant

la maison qui se blottit dans les entrées désertes de son âme

comme si dans le silence de ceux qui restent, là-bas,

elle baissait la tête et prêtait l'oreille

à l'écho des pas d'hier

à l'écho du rire ou du chuchotement dans les salles de séjour

et les chambres

 

dans la cuisine

 

sur les étagères et la table

 

dans les coeurs étincelants des bouteilles d'eau et de cognac.

 

Comme si elle devinait

que la petite femme

habitait toujours son coeur

et marchait pieds nus pour ne pas troubler la quiétude

dans son esprit brisé,

comme un murmure

qui s'élèverait en elle,

 

et de ses flancs

coulerait l'aigreur de l'attente.

 

Comme si, quand nous partons, c'était la maison qui nous quittait,

les tableaux et les étagères descendent des murs

les récipients s'en vont

les meubles aussi

la couleur quitte la maison

tandis que les rideaux restent tirés sur son secret

ainsi que les amantes.

 

Comme elle est nomade, la lumière

et comme l'ombre est sédentaire

 

Et les maisons dans la mémoire sont des chambres obscures

des couloirs

la respiration tranquille des draps endormis

réfugiés dans la béatitude de leur bleu

seuls et lisses

seuls et creux comme les veuves

les veuves qui sont les maisons

lorsque nous nous éloignons d'elles,

que nous faisons signe de loin

et qu'elles font signe de loin.

 

Puis la trame de l'horizon se relâche

et l'air se tend,

ni l'oeil ne voit

ni les fenêtres ne clignent

et entre eux la distance commence à se remplir, le temps

commence à creuser.

 

Ma fille distribue-t-elle en ce moment les rôles du soir ?

Discute-t-elle avec sa voisine la poupée ?

Fait-elle manger Snoopy avec sa petite cuiller ?

Trouble-t-elle l'esprit tranquille de la maison ?

Ou bien dort-elle ?

 

Et quand la mer passe dans sa nuit

elle se retourne, comme sur l'écume d'une vague,

et son visage s'éclaire, halo de sommeil.

 

La somnolence c'est aussi les maisons

leur apanage et leurs fantômes cachés

lorsque l'air, alourdi par la fumée et les lampes du soir,

endort la petite femme sur le canapé

tandis que se noie la table du bureau dans le flot des néons

que bâillent les papiers et les livres

que s'arrête le poème.

 

Lorsque tu la quittes

ses murs s'écartent.

 

La maison, vaste,

imite le désert des livres

le hurlement des loups au loin

tandis qu'un écho s'écoule de ses flancs.

 

Qui est l'absent ?

 

Les choses sont à leur place, sauf toi

les choses sans toi

te cherchent là où tu n'es pas.

 

Ils te voient là où tu n'es pas.

 

L'absent est avec eux

dans la photo, sur la chaise, derrière la table,

derrière la fenêtre,

 

ou bien tu avances, sous leurs yeux, dans la rue,

les pieds exilés et le torse maigre.

 

Les maisons, ce sont les fenêtres vers lesquelles tu marches

tu t'approches

et chaque fois que tu t'approches, 

tu crains de te perdre.

 

Les maisons, c'est ce que ne révèlent pas les hommes durs

quand ils parlent

et qu'aucune parole

ne relève leur bouche de leur silence de terre,

aucune parole sinon le miracle du coeur

le miracle du halètement

qui humecte ton visage et tes lèvres

de souffle sucré ou de souffle amer

lorsqu'un corps rencontre un corps

lorsqu'un corps s'éteint dans un corps.

 

Les maisons

ce sont les baisers légers sur les lèvres

à la naissance du cou

sur l'épaule nue

ou entre les seins.

 

Ce sont les soirées que ne dévoilent pas les femmes dures

les mains angoissées

et l'oeil distrait

quand les chambres s'éclairent pour que tu voies qu'il n'y a personne sur le lit

personne sur la chaise

personne derrière la fenêtre.

 

T'éloignes-tu à présent ?

Et ceux qui sont debout là-bas recouvrent-ils de blanc ton absence ?

 

La poussière trouve-t-elle son chemin vers toi ?

Le soleil de l'hiver abîme-t-il tes vêtements ?

Pleures-tu ?

Alors ne laisse pas les pleurs changer quoi que ce soit en toi

ni le rouge dans tes yeux

ni la barbe qui pousse.

Ainsi tu t'orienteras dans le sommeil, si tu le peux,

car les maisons que nous quittons

délaissent leurs murs

leurs seuils, leurs entrées surpeuplées de vide,

 

et les maisons nous quittent, et nous revenons habiter leur absence.

 

*

 

Rythmes - Andrée Chedid

 

D'où vient le son

Qui nous ébranle

Où va le sens

Qui se dérobe

D'où vient le mot

Qui libère

Où va le chant 

Qui nous entraîne

D'où surgit la parole

Qui comble le vide

Quel est le signe

Qui fauche le temps ?

 

 

 

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