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Le prince heureux, Oscar Wilde

Au sommet d'une haute colonne, dominant la ville, se dressait la statue du Prince Heureux.
Tout entier recouvert de minces feuilles d'or fin, il avait deux brillants saphirs en guise d'yeux, et à la poignée de son épée brillait un gros rubis rouge.
L'admiration qu'on lui portait était générale.
- " Il est beau comme un coq de girouette ", fit remarquer l'un des échevins, qui souhaitait se faire une réputation d'amateur d'art.

- " Quoique de moindre utilité ", ajouta-t-il, car il craignait, bien à tort, qu'on l'accusât de manquer d'esprit positif. " Pourquoi ne peux-tu faire comme le Prince Heureux ? demanda une maman à son petit garçon qui pleurait pour voir la lune. Jamais il ne songerait à pleurer pour obtenir quoi que ce soit. " 

- " Je suis content qu'existe au monde un être vraiment heureux ", bredouilla un déçu en contemplant la merveilleuse statue.
- " Il a tout l'air d'un ange ", dirent les enfants de l'Assistance comme ils sortaient de la cathédrale, vêtus d'éclatants manteaux écarlates et de tabliers blancs tout propres.
- " Comment le savez-vous? " dit le maître de mathématiques, " vous n'en avez jamais vu. "
- " Ah, mais si ! dans nos rêves ", répondirent les enfants. Le maître de mathématiques fronça le sourcil et prit un air sévère, car il n'approuvait pas que les enfants rêvassent.
Un soir, il advint qu'un petit martinet vola par-dessus la ville. Ses amis étaient partis pour l'Égypte six semaines plus tôt, mais il s'était attardé par amour pour une très belle plante de la famille des Roseaux. Il l'avait rencontrée au printemps, alors qu'il descendait la rivière à la poursuite d'un gros papillon jaune, et avait été si séduit par la sveltesse de sa taille qu'il s'était arrêté pour lui parler.
- " Vous aimerai-je ", avait dit le Martinet qui aimait à jouer franc jeu, et la plante s'était inclinée très bas. Alors il s'était mis à voleter tout autour d'elle, effleurant de ses ailes l'eau qu'il couvrait de ridules argentées. C'est ainsi qu'il lui fit sa cour, et celle-ci dura tout l'été.
- " Que voilà un attachement ridicule ! " gazouillaient les autres martinets ; " elle n'a pas le sou, puis sa famille est trop nombreuse " ; et, en vérité, la rivière regorgeait de roseaux. L'automne venu, tous les martinets s'en étaient allés.
Après leur départ, se sentant seul, il avait commencé à se lasser de sa dame. " Elle n'a pas de conversation, et je crains que ce ne soit une coquette car elle ne cesse de minauder avec le vent. " De fait, chaque fois que le vent soufflait, la plante se répandait en révérences des plus gracieuses. " Sans doute est-elle fort attachée à son intérieur, poursuivit-il, mais comme j'aime à voyager, ma femme se devra d'aimer les voyages. " " M'accompagnerez-vous? " lui demanda-t-il enfin, mais elle fit non de la tête : elle était trop attachée à sa demeure.
- " Vous vous êtes jouée de moi ", s'écria-t-il.
- " Je pars pour les pyramides. " À vous revoir ! " et il s'envola.
Tout le jour il vola, et le soir il parvint à la ville.
- " Où m'installer ? " dit-il. " J'espère que la municipalité aura fait des préparatifs. " C'est alors qu'il aperçut la statue, tout en haut de la colonne. " Je vais m'installer là-haut, s'écria-t-il, la situation est excellente, et l'air frais ne manque pas. "
Il alla donc se percher entre les pieds du Prince Heureux.
- " J'ai une chambre en or ", murmura-t-il en regardant tout alentour. Il se préparait à s' endormir quand, à l'instant précis où il allait abriter la tête sous son aile, une grosse goutte d'eau lui tomba dessus. " Comme c'est bizarre ! " s'écria t-il. Pas un nuage au ciel, les étoiles brillent de tout leur éclat, et voilà qu'il pleut. Décidément, il fait bien mauvais dans le nord de l'Europe.
Mlle Roseau aimait la pluie, mais par pur égoïsme. Une deuxième goutte tomba.
- " À quoi sert donc une statue si elle ne protège pas de la pluie ? Je m'en vais chercher quelque bonne cheminée ", et il résolut de prendre son envol.
Mais avant qu'il ait déployé ses ailes, une troisième goutte tomba. Il leva les yeux et découvrit... Ah! Que découvrit-il donc ?
Les yeux du Prince Heureux étaient emplis de larmes, et des larmes coulaient le long de ses joues d'or. Sous la lumière de la lune, son visage était si beau que le petit martinet se sentit envahi de pitié.
- " Qui êtes-vous? " demanda-t-il.
- " Je suis le Prince Heureux. "
- " Alors pourquoi pleurez-vous? " demanda le Martinet. " Vous m'avez complètement trempé."
- " Lorsque j'étais en vie et que je possédais un cœur d'homme, répondit la statue, j'ignorais ce que c'était que les larmes car je vivais au palais de Sans-Souci, où le chagrin n'a pas le droit de pénétrer. Pendant le jour je jouais dans le jardin avec mes compagnons, le soir je menais le bal dans le Grand Salon. Le jardin était ceint d'un mur fort imposant, mais jamais je ne me souciais de demander ce qui se trouvait derrière. Tout était si beau autour de moi ! Mes courtisans m'appelaient le Prince Heureux, et si le bonheur n'est rien d'autre que le plaisir, oui, j'étais heureux. Ainsi je vécus, ainsi je mourus. Et maintenant que je suis mort, on m'a installé ici, tellement haut que je peux voir toute la laideur et toute la misère de ma ville. Mon cœur a beau être fait de plomb, comment ne pleurerais-je ? "
- " Quoi ! il n'est pas en or massif ? " se dit le Martinet à part lui. Sa politesse l'empêchait d'exprimer à haute voix des remarques personnelles.
- " Là-bas, poursuivit la statue d'une voix basse et musicale, là-bas dans une petite rue, il est une pauvre maison. Une des fenêtres est ouverte, et à travers elle je distingue une femme, assise à une table. Son visage est mince et las, et ses mains sont rugueuses et rouges, toutes piquetées par l'aiguille, car elle est couturière. Elle brode des passiflores sur une robe de satin que la plus jolie des demoiselles d'honneur de la Reine portera lors du prochain bal de la Cour. Sur un lit, dans un coin de la pièce, gît son petit garçon qui est malade. Il a la fièvre et demande des oranges. Comme sa mère n'a rien à lui donner que de l'eau de rivière, il pleure.
Martinet, martinet, petit martinet, ne veux-tu pas lui porter le rubis de la poignée de mon épée? Mes pieds sont attachés à ce piédestal, et je ne peux bouger. "
- " On m'attend en Égypte, dit le Martinet. Mes amis volent en tous sens au-dessus du Nil, et parlent aux grandes fleurs de lotus. Bientôt ils s'en iront dormir dans le tombeau du Grand Roi. Le Roi est là, en personne, dans son cercueil bariolé. On l'a emmailloté de lin jaune et embaumé avec des épices. Autour de son cou, il y a une chaîne de jade vert pâle. Ses mains semblent des feuilles fanées. "
- " Martinet, martinet, petit martinet, dit le Prince, ne veux-tu pas rester une seule nuit auprès de moi, et me servir de messager ? Le garçon a tellement soif, et sa mère est si triste. "
- " Je ne crois pas avoir de penchant pour les garçons, répondit le Martinet. L'été dernier, lorsque j'étais installé sur la rivière, deux garçons mal élevés - les fils du meunier - ne cessaient de me jeter des pierres. Jamais ils ne m'ont touché, bien sûr ; nous autres martinets sommes d'habiles voltigeurs, et je viens d'une famille célèbre pour son agilité ; ce n'en était pas moins une marque d'irrespect. " Mais le Prince Heureux avait l'air si triste que le petit martinet se sentit affligé. " Il fait bien froid ici, répondit-il, mais je resterai auprès de vous une seule nuit, et je vous servirai de messager. "
- " Merci, petit martinet ", dit le Prince.
Et le Martinet picota l'épée du Prince pour en dégager le gros rubis qu'il prit dans son bec avant de s'envoler par-dessus les toits de la ville.
Il passa devant la tour de la cathédrale, où étaient sculptés les anges de marbre blanc. Il passa devant le palais et entendit la rumeur de la danse.
Une belle jeune fille sortit sur le balcon avec son amoureux. " Comme les étoiles sont merveilleuses, lui disait-il, et comme est merveilleux le pouvoir de l'amour ! "
- " J'espère que ma robe sera prête à temps pour le bal de la Cour, répondit-elle, j'ai commandé d'y faire broder des passiflores, mais les couturières sont tellement paresseuses... "
Il passa au-dessus de la rivière, et il vit les lanternes accrochées aux mâts des navires. Il passa au-dessus du Ghetto, et il vit les vieux juifs qui marchandaient entre eux et pesaient de l'argent dans des balances de cuivre. Pour finir, il parvint à la pauvre maison et regarda à l'intérieur. Le garçon se retournait fiévreusement sur son lit ; la mère s'était endormie tant elle était fatiguée. Il sauta dans la pièce et déposa le gros rubis sur la table, près du dé à coudre de la femme. Puis il voleta délicatement tout autour du lit, éventant de ses ailes le front du garçon. " Quelle fraîcheur ! dit le garçon, je dois aller mieux " ; et il s'abîma dans un délicieux sommeil.
Lors, le Martinet s'en retourna auprès du Prince Heureux auquel il raconta ce qu'il avait fait. " C'est bizarre, remarqua-t-il, mais je me sens tout réchauffé alors qu'il fait si froid. "
- " C'est parce que tu as fait une bonne action ", dit le Prince. Et le Martinet se mit à réfléchir, puis s'endormit. La réflexion lui donnait toujours sommeil.
Lorsque le jour se leva, il vola jusqu'à la rivière et prit un bain.
- " Quel phénomène remarquable ! " dit le professeur d'ornithologie qui traversait le pont. " Un martinet en hiver ! " Et il écrivit une longue lettre à ce sujet dans le journal local. Chacun la cita tant elle était remplie de mots que nul ne comprenait.
- " Ce soir, je pars pour l'Égypte, dit le Martinet qui se sentit tout ragaillardi à cette idée. Il visita tous les monuments publics, et demeura un long moment au sommet de la flèche de l'église. Partout où il se rendait, les moineaux piaillaient et se disaient l'un à l'autre : " Quel étranger de mine distinguée ! " Aussi s'amusait-il beaucoup.
Lorsque la lune se leva, il vola une nouvelle fois vers le Prince Heureux.
- " Avez-vous quelque commission à porter en Égypte ? lança-t-il. Je pars à l'instant. "
- " Martinet, martinet, petit martinet, dit le Prince, ne veux-tu pas rester avec moi une nuit de plus ? "
- " On m'attend en Égypte, répondit le martinet. Demain mes amis voleront jusqu'à la Deuxième Cataracte. L'hippopotame s'y accroupit parmi les roseaux, et sur une vaste demeure de granit est assis le dieu Memnon. Toute la nuit il regarde les étoiles, et quand brille celle du matin il pousse un cri de joie, puis se tait. À midi les lions jaunes descendent au bord de l'eau pour boire. Leurs yeux sont comme des béryls verts, et ils rugissent plus fort encore que la cataracte. "
- " Martinet, martinet, petit martinet, dit le Prince. Là-bas, à l'autre bout de la ville, je vois un jeune homme dans une mansarde. Il se penche sur un bureau couvert de papiers. Dans un gobelet, près de lui, il y a un bouquet de violettes fanées. Ses cheveux sont bruns et crépus, ses lèvres rouges comme la grenade, et il a de grands yeux rêveurs. Il essaie de finir une pièce pour le directeur du Théâtre, mais il a trop froid pour continuer à écrire. Il n'y a pas de feu dans l'âtre, et la faim l'a fait s'évanouir. "
- " J'attendrai auprès de vous une seule autre nuit, dit le Martinet qui avait vraiment bon cœur. Lui porterai-je un autre rubis ? "
- " Hélas ! Je n'ai plus de rubis à présent, dit le Prince. Mes yeux sont tout ce qui me reste.
Ils sont faits de rares saphirs rapportés de l'Inde il y a mille ans. Arraches-en un et apporte le-lui. Il le vendra au bijoutier, il achètera du bois et il finira sa pièce. "
- " Cher Prince, dit le Martinet, je ne peux pas faire cela, et il se mit à pleurer. "
- " Martinet, martinet, petit martinet, dit le Prince, fais ce que je t'ordonne. "
Et le Martinet, ayant arraché l'œil du Prince, s'envola vers la mansarde de l'étudiant. Il était bien facile d'y entrer à cause d'un trou dans le toit. Le Martinet s'y engouffra et pénétra dans la pièce. Le jeune homme avait enfoui sa tête entre ses mains, aussi n'entendit-il pas le battement des ailes de l'oiseau. Mais quand il leva les yeux, il découvrit le beau saphir posé sur les violettes fanées.
- " On commence à m'apprécier ! s'écria-t-il. Cela sera venu de quelque fervent admirateur. Je peux finir ma pièce maintenant. "
Le jour suivant, le Martinet descendit jusqu'au port. Perché sur le mât d'un grand vaisseau, il contempla les matelots qui, à l'aide de cordes, hissaient de vastes coffres hors de la cale.
" Ho-Hisse! " criaient-ils chaque fois qu'un coffre s'élevait. " Je m'en vais en Égypte ! " s'écriait le Martinet, mais personne ne lui prêtait attention. Quand la lune se leva, il s'en revint auprès du Prince Heureux.
- " Je suis venu vous faire mes adieux, lança-t-il. "
- " Martinet, martinet, petit martinet, dit le Prince, ne resteras-tu pas une nuit de plus auprès de moi ? "
- " C'est l'hiver, répondit le Martinet, et bientôt la neige glaciale sera là. En Égypte le soleil est chaud sur les verts palmiers. Les crocodiles sont allongés dans la boue et regardent paresseusement autour d'eux. Mes compagnons bâtissent un nid dans le temple de Baalbec, et les colombes roses et blanches les regardent en roucoulant entre elles. Cher Prince, il faut que je vous quitte mais jamais je ne vous oublierai. Le printemps prochain je vous rapporterai deux bijoux magnifiques pour remplacer ceux que vous avez donnés. Le rubis sera plus rouge qu'une rose rouge, et le saphir aussi bleu que la mer immense. "
- " En bas, sur la place, se tient une petite marchande d'allumettes, dit le Prince Heureux.
Elle a laissé ses allumettes tomber dans le caniveau, et elles ont toutes été gâtées. Son père la battra si elle ne rapporte pas d'argent à la maison, et elle pleure. Elle n'a ni chaussures ni bas, et sa petite tête est nue. Arrache-moi mon autre œil, donne-le-lui et son père ne la battra pas. "
- " Je resterai une nuit de plus auprès de vous, dit le Martinet, mais je ne peux pas vous arracher votre œil. Vous seriez complètement aveugle. "
- " Martinet, martinet, petit martinet, dit le Prince, fais ce que je t'ordonne. "
Ayant arraché l'autre œil du Prince, le Martinet s'élança. Il passa comme une flèche près de la marchande d'allumettes et lui glissa le joyau dans la paume de la main.
" Oh, le joli morceau de verre ! " s'écria la petite fille qui rentra chez elle en riant. Alors le Martinet retourna auprès du Prince.
" Maintenant que vous voilà aveugle je resterai toujours auprès de vous. "
- " Non, petit martinet, dit le pauvre Prince, il faut que tu partes pour l'Égypte. "
- " Je resterai toujours auprès de vous ", dit le Martinet qui s'endormit auprès du Prince.
Pendant toute la journée du lendemain, il lui conta ce qu'il avait vu en étranges contrées. Il lui parla des longues rangées d'ibis rouges, debout au bord du Nil, qui happent dans leurs becs des cyprins dorés ; du Sphinx, qui est aussi vieux que le monde lui-même - il vit dans le désert et connaît toute chose ; des marchands qui marchent à pas lents au côté de leurs chameaux et tiennent à la main des chapelets d'ambre ; du roi des montagnes de la Lune, qui est noir comme l'ébène et adore un vaste cristal ; du grand Serpent vert qui dort dans un palmier et se fait nourrir de gâteaux au miel par vingt prêtres ; et aussi des Pygmées qui, montés sur de larges feuilles plates, voguent à travers un grand lac et mènent une guerre perpétuelle contre les papillons.
" Cher petit martinet, dit le Prince, tu me parles de merveilles, mais rien n'est plus merveilleux que la souffrance des hommes et des femmes. La Misère excède tout Mystère. Vole au-dessus de ma ville, petit martinet. Raconte moi ce que tu vois là-bas. "
Et le Martinet survola la grande ville. Il vit les riches s'égayant dans leurs splendides demeures, tandis que les mendiants restaient assis devant les grilles. Il vola par de sombres ruelles et vit les faces blêmes des enfants affamés qui fixaient distraitement les rues noires. Sous l'arche d'un pont, deux petits garçons, pour se réchauffer, se serraient dans les bras l'un de l'autre. " Comme nous avons faim ! " dirent-ils. " Interdit de dormir ici ", cria le veilleur, et ils s'en allèrent sous la pluie.
Alors le Martinet s'en revint conter au Prince ce qu'il avait vu.
" Je suis couvert d'or fin, dit le Prince, il faut que tu l'enlèves feuille à feuille et que tu en fasses don à mes pauvres ; les vivants s'imaginent toujours que l'or peut les rendre heureux. " Une à une, le Martinet détacha les feuilles d'or fin jusqu'à ce que le Prince Heureux eût pris un aspect tout terne et gris. Une à une, il portait aux pauvres les feuilles d'or, et les visages des enfants en devenaient plus roses. Ils se mettaient à rire et à jouer en pleine rue. " Nous avons du pain maintenant ! " s'écriaient-ils.
Puis vint la neige, et le gel après la neige. Les rues semblaient faites d'argent tant elles luisaient, étincelaient ; tels des poignards de cristal, de longs glaçons pendaient aux avant-toits des maisons, tout le monde se promenait en fourrure, et les petits garçons, coiffés de casquettes cramoisies, patinaient sur la glace.
Le pauvre petit martinet avait de plus en plus froid, mais il ne voulait pas quitter le prince. Il l'aimait trop tendrement. Lorsque le boulanger regardait ailleurs, il becquetait des miettes à la porte de la boulangerie et tentait de se réchauffer en battant des ailes.
Mais, au bout du compte, il sut qu'il allait mourir. Il eut tout juste la force de voler une fois de plus jusqu'à l'épaule du Prince.
- " Au revoir, cher Prince ! murmura-t-il. Me laisserez-vous baiser votre main ? "
- " Petit martinet, je suis heureux que tu partes enfin pour l'Égypte, dit le Prince. Tu es resté ici trop longtemps. Mais tu dois me baiser les lèvres car je t'aime. "
- " Ce n'est pas en Égypte que je vais, répondit le Martinet. Je vais à la maison de la Mort.
La Mort n'est-elle pas la sœur du Sommeil ? "
Et il baisa les lèvres du Prince Heureux avant de tomber mort à ses pieds.
À cet instant, un étrange craquement se fit entendre à l'intérieur de la statue, comme si quelque chose s'y était brisé. Oui, le cœur de plomb venait de se fendre en deux morceaux.
Sans doute était-ce la faute d'un gel terriblement dur.
Tôt le lendemain matin, le maire, accompagné des échevins, traversa la place en contrebas.
Lorsqu'ils passèrent devant la colonne, il leva les yeux vers la statue :
- " Mon Dieu ! Le Prince semble en bien piteux état ! dit-il. "
- " Piteux état en vérité ! " s'exclamèrent les échevins qui étaient toujours d'accord avec le maire, et ils montèrent l'examiner.
- " Le rubis est tombé de son épée, ses yeux ont disparu, il n'est plus doré, dit le maire. Vrai, il ne vaut guère mieux qu'un mendiant ! "
- " Guère mieux qu'un mendiant ", reprirent les échevins.
- " Et voilà-t-il pas un oiseau mort à ses pieds ! continua le maire. Décidément, il nous faut proclamer que les oiseaux n'ont pas le droit de mourir ici. " Le secrétaire de mairie prit bonne note de la suggestion.
On abattit donc la statue du Prince Heureux.
- " N'ayant plus de beauté, le prince n'est plus utile ", dit le professeur d'art à l'université.
Alors on fondit la statue dans une fournaise, et le maire réunit un conseil de la guilde pour décider de ce qu'on ferait du métal.
- " Bien entendu, il nous faut une autre statue : la mienne, déclara-t-il. "
- " La mienne ", répétèrent tous les échevins, et ils se querellèrent. La dernière fois que j'entendis parler d'eux, ils se querellaient encore.
- " Comme c'est bizarre ! dit le contremaître de la fonderie. Ce cœur de plomb brisé se refuse à fondre dans la fournaise. Il nous faut le jeter. " On le jeta donc sur un tas d'ordures où gisait le Martinet mort. 


- " Apportez-moi les deux objets les plus précieux de la ville ", demanda Dieu à l'un de ses anges ; et l'ange lui apporta le cœur de plomb et l'oiseau mort.
- " Tu as justement choisi, dit Dieu, car dans mon jardin de paradis ce petit oiseau chantera à jamais, et dans ma ville d'or le Prince Heureux chantera mes louanges. "

 

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L’autre langage

Trois jours après ma naissance, alors que j’étais couché dans mon berceau en soie et que je regardais avec étonnement et épouvante le nouveau monde qui m’entourait, ma mère demanda à la nourrice : " Comment va mon enfant ? "

Il va bien, répondit celle-ci, je l’ai allaité trois fois ; et jamais de ma vie je n’ai vu un bébé aussi gai et aussi vigoureux. »

Indigné je m’écriai alors : " Ce n’est pas vrai, maman ; car mon lit est dur, le lait que j’ai tété est amer dans ma bouche et l’odeur du sein est répugnante pour mes narines ; je suis on ne peut plus misérable. "

Cependant, ni ma mère ni la nourrice ne m’ont compris ; car le langage que je parlais était celui du monde d’où je venais.

Et le vingt et unième jour après ma naissance, comme j’allais être baptisé, le prêtre dit à ma mère : " Réjouissez-vous, Madame ; votre fils est né chrétien. "

Surpris je dis alors au prêtre : " S’il en est ainsi, votre mère au Ciel doit être malheureuse, car vous n’êtes pas né chrétien. "

Mais le prêtre non plus ne comprit pas mon langage.

Et un jour, après sept mois lunaires, un devin me regarda et dit à ma mère : " Votre fils sera un homme d’État et un grand conducteur d’hommes. "

Mais je lui criai bien fort : " Cette prophétie est fallacieuse ; en effet, je serai musicien et rien d’autre que musicien. "

Cependant, même à cet âge-là, mon langage demeurait encore incompris ; et grand fut mon étonnement.

Et trente-trois ans plus tard, alors que ma mère, la nourrice et le prêtre étaient décédés, le devin vivait encore.

Et hier je le rencontrai près de la porte du temple. Et de fil en aiguille, il vint à me dire : " Je savais depuis toujours que vous deviendriez un grand musicien : Vous étiez encore enfant, quand je prédis, dans une prophétie, votre avenir. "

Et je le crus ; car, à présent, moi aussi, j’ai oublié le langage de l’autre monde.

 

Khalil Gibran, Le fou, ses paraboles et ses poèmes, Éditions Mille et une nuits

 

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Le rêve de Carl Jung sur son ombre

" J’ai fait un rêve qui m’a à la fois effrayé et encouragé. Il faisait nuit, et je me trouvais dans un endroit inconnu. J’avançais péniblement contre un vent puissant. Une brume dense recouvrait tout. Dans mes mains en forme de coupe, je tenais une faible lumière qui menaçait de s’éteindre à tout moment. Ma vie dépendait de cette faible lumière que je protégeais précieusement. Soudain, j’ai eu l’impression que quelque chose s’avançait derrière moi. Je regardai en arrière et j’aperçus la forme gigantesque d’un être qui me suivait. Mais, au même moment, j’ai pris conscience qu’en dépit de ma terreur, je devais protéger ma lumière à travers les ténèbres et contre le vent. À mon réveil, je m’aperçus que la forme monstrueuse était mon ombre formée par la petite flamme que je tenais allumée au milieu de la tourmente. Je savais aussi que cette fragile lumière était ma conscience, la seule lumière que je possédais. Affrontée à la puissance des ténèbres, c’était une lumière, ma seule lumière. "

 

C.G. Jung, Memories, Dreams, Reflections, New York, Pantheon books, 1963, p. 87-88

 

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Histoire de l’homme aux sept masques

Il était une fois un homme qui portait sept masques différents, un pour chaque jour de la semaine. Quand il se levait le matin, il se couvrait immédiatement le visage avec un de ses masques. Ensuite, il s’habillait et sortait pour aller travailler. Il vivait ainsi sans jamais laisser voir son vrai visage. 

Or, une nuit, pendant son sommeil, un voleur lui déroba ses sept masques. À son réveil, dès qu’il se rendit compte du vol, il se mit à crier à tue-tête : " Au voleur ! Au voleur ! " Puis il se mit à parcourir toutes les rues de la ville à la recherche de ses masques. 

Les gens le voyaient gesticuler, jurer et menacer la terre entière des plus grands malheurs s’il n’arrivait pas à retrouver ses masques.

Il passa la journée à chercher le voleur, mais en vain. 

Désespéré et inconsolable, il s’effondra, pleurant comme un enfant. Les gens essayaient de le réconforter, mais rien ne pouvait le consoler. Une femme qui passait par là s’arrêta et lui demanda :

- Qu’avez-vous, l’ami ? Pourquoi pleurez-vous ainsi ?

Il leva la tête et répondit d’une voix étouffée :

- On m’a volé mes masques et, le visage ainsi découvert, je me sens trop vulnérable. 

- Consolez-vous, lui dit-elle, regardez-moi, j’ai toujours montré mon visage depuis que je suis née.

Il la regarda longuement et il vit qu’elle était très belle.

La femme se pencha, lui sourit et essuya ses larmes.

Pour la première fois de sa vie, l’homme ressentit, sur son visage, la douceur d’une caresse.

 

Tadjo

 

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Le loup de Gubbio

Dans le village de Gubbio, en Italie, résidaient des gens fiers, pour ne pas dire orgueilleux. Leur village était propre ; les rues, balayées ; les maisons, fraîchement blanchies à la chaux ; les tuiles orange des toits, bien lavées ; les vieillards, heureux ; les enfants, disciplinés ; les parents, travailleurs. Perchés sur le flanc de leur montagne, les gens de Gubbio jetaient un regard méprisant sur les villages de la plaine. Ils considéraient " les gens d’en bas " malpropres et peu fréquentables.

Or, voici qu’à la faveur de la nuit une ombre se glissa dans Gubbio et dévora deux villageois. La consternation s’empara de la population. Deux jeunes braves s’offrirent pour aller tuer le monstre. Armés de leur épée, ils l’attendirent de pied ferme. Mais au matin, on retrouva les deux corps déchiquetés.

La panique fut totale. On reconnut qu’il s’agissait d’un loup qui, la nuit, venait rôder dans les rues. Pour s’en débarrasser, le conseil du village décida de faire appel à un saint reconnu pour son pouvoir de parler aux animaux. Ce saint n’était autre que François d’Assise. Une délégation partit donc rencontrer François pour l’implorer de venir chasser à tout jamais le loup de leur paisible village. Sur le chemin du retour, le saint quitta les délégués de Gubbio à un carrefour et s’engagea dans la forêt avec pour objectif de parler au loup malfaisant. 

Le lendemain matin, tous les villageois s’étaient rassemblés sur la place publique et s’impatientaient du retard de François. En le voyant sortir enfin de la forêt, ils se mirent à crier de joie. À pas lents, le saint se fraya un chemin jusqu’à la fontaine, puis, montant sur la margelle, il apostropha son auditoire : " Gens de Gubbio, vous devez nourrir votre loup ! " Sans autre commentaire, il descendit de la fontaine et partit. 

Au début, les gens de Gubbio prirent très mal la chose. Ils se fâchèrent contre saint François. Leur peur du loup fit place à la déception et à la colère contre ce saint inutile. Mais, se ravisant, ils chargèrent un villageois de déposer ce soir-là un gigot d’agneau à sa porte. Et ils firent de même tous les autres soirs.

Depuis lors, personne à Gubbio ne mourut sous la dent du loup. La vie reprit son cours normal. Par ailleurs, cette épreuve assagit les gens du village. Ils cessèrent d’afficher une attitude arrogante et méprisante envers les habitants des autres villages de la plaine. La présence d’un loup dans leur beau village les avait rendus plus humbles.

 

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Histoire du bûcheron qui avait perdu sa hache

Un bûcheron cherchait sa hache. S’étant aperçu qu’il l’avait perdue, il se mit à la chercher aux endroits où il l’avait récemment utilisée, mais sans succès. 

Peu à peu, une idée s’imposa à son esprit : on lui avait volé sa hache. Son soupçon se porta alors sur le fils du voisin. 

Il se mit à surveiller le comportement du jeune homme. À force de l’observer, sa suspicion se changea bientôt en certitude : ce garçon était un voleur. Son regard n’était pas franc, son allure était louche ; son air craintif trahissait un côté fraudeur. Bref, il avait le regard d’un voleur. Notre bûcheron attendait seulement l’occasion propice pour le démasquer. 

Or, un jour, en traversant un terrain où il avait fait une coupe de bois, il trébucha sur un objet : c’était bien sa hache. Cet événement le laissa perplexe. Bien qu’il renonçât à voir un voleur dans le garçon, il continua pourtant de porter sur lui un regard malveillant.

 

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Histoire de la source d’eau vive

L’eau vive s’ennuyait d’être souterraine. Un jour, elle décida de jaillir en source limpide et généreuse. Les gens affluèrent alors de toutes parts pour boire une eau aussi vive, pure, désaltérante et salubre. Hélas ! une compagnie avide de tirer profit d’une telle source acheta alors le terrain sur lequel elle jaillissait, y érigea des clôtures bien cadenassées et imposa de sévères contraintes à ceux et celles qui désiraient s’y abreuver. Peu à peu, seule une petite élite bien riche pu aller se désaltérer à la source. Celle-ci, fâchée de toutes les restrictions, décida de jaillir à un autre endroit.

Or, la compagnie continua de vendre l’eau qui avait perdu sa vertu curative et vivifiante. Peu de gens toutefois s’en aperçurent. À l’exception de certains qui, insatisfaits de l’eau fade qu’on leur vendait, se mirent à chercher l’endroit où la source d’eau vive avait choisi de sourdre à nouveau. Par bonheur, ils le trouvèrent. 

Mais peu de temps après, une seconde fois, on acheta le terrain d’où jaillissait la source, on y construisit des canaux ; on imposa des règlements. Et la source décida à nouveau de se faire souterraine et apparaître ailleurs.

Et vous, savez-vous où elle s’est déplacée ?

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