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Peux-tu me dire d’où tu viens ?

D’une famille de six enfants, je suis le deuxième. Ma maman, pour moi, c’était la force de l’évangile. Une femme qui parlait peu, mais qui encourageait beaucoup, qui faisait bien son travail et qui était très charitable alors qu’on manquait toujours d’argent. Elle représentait la simplicité même, le calme. Quand elle avait demandé quelque chose et qu’on ne le faisait pas tout de suite : « Je crois que je vais devoir me lever ! » Disait-elle doucement, mais fermement. Quand elle avait dit ça, tout le monde était sur ses pieds. Nous étions quand même toujours une dizaine à table. C’était rare qu’elle ait besoin de nous rappeler à l’ordre. Quand on avait fini de manger, chacun savait ce qu’il avait à faire. Il y avait le préposé à la vaisselle, moi j’étais le balayeur de la maison. En un quart d’heure c’était terminé et seulement après, on avait droit au café.

 

Et ton papa pendant ce temps-là ?

Papa était toujours levé le premier, à 5h tous les matins ! La première chose à faire, c’était de donner à manger à ses chevaux, de l’avoine et du foin. Après, c’était l’heure du pansage et de la litière… Voilà. Il s’occupait de ses chevaux. C’était sa tâche à lui. Laboureur. Le soir, ça lui arrivait de s’amuser et de traîner au café, mais il était quand même le premier debout. C’était un travailleur. La bonté même. Incapable de dire non. Quand on lui demandait un service, il était toujours parti. Et maman pareil.

 

 

 

 

 

 

Parle-moi un peu de l’ambiance de l’époque dans les campagnes…

Le travail rythmait la semaine, sauf le dimanche qui était un jour sacré. On allait à la messe bien sûr. Jour de fête aussi… Exceptionnellement maman faisait de la tarte et on avait le droit de mettre de la crème dans notre café ! L’après-midi, on lisait, on jouait aux cartes, au billard. C’était donc notre seul jour de repos sauf pendant la période de moisson. Je me souviens qu’il fallait aller très vite si le mauvais temps menaçait. Une fois, nous nous sommes fait attraper par Monsieur le Curé, mais c’était indépendant de notre volonté. Je te raconte pourquoi… Dans le temps, il n’y avait pas de moissonneuse batteuse. Il fallait donc couper la moisson à la faucheuse et la faucheuse fabriquait les bottes. C’était déjà pas mal. Ensuite il fallait ramasser les bottes et les mettre en tas, ce qu’on appelait des « moyettes ». On laissait sécher au champ, dix jours, quinze jours, en fonction du temps et ensuite la moisson était rentrée dans les hangars et dans les granges. Quand tout était fini, la batteuse passait avec la presse à ballots. On battait ce qu’on avait rentré. Il n’y avait qu’une batteuse dans la région, elle passait dans les rues et si tu voulais battre, fallait pas la rater ! Si tu passais ton tour, tu pouvais attendre six semaines avant qu’elle ne repasse. Une année donc, elle est passée le jour du 15 août. Dilemme ! On pouvait pas la laisser filer alors on a décidé de battre ce jour-là. On a quand même été à la messe, mais c’était juste le fait de battre le jour du 15 août, le jour de la fête de Marie ! Ma maman s’appelait Marie. Monsieur le Curé n’a pas laissé passer ça ! Il en a même fait allusion à la messe « Dans le village, il y en a qui… ». Tu vois un peu le contexte ! La simplicité même. Rien de très farfelu.

 

Est-ce que tu étais heureux dans cette vie-là?

On n’a jamais manqué de rien. On ne manque jamais de ce qu’on ne connaît pas. On mangeait ce qu’on nous donnait, même si bien sûr à la maison on ne s’extasiait pas non plus dans des " Oh, que c’est bon ! ". Par exemple, un jour, maman a acheté une demie tête de vache. On n’était pas particulièrement charmé de manger de la tête de vache, mais les choses qu’on n’aimait pas, on les mangeait quand même.

 

(…)

 

Qu’est-ce que t’as enseignée la guerre ?

Elle m’a appris à m’équiper en matériel qui pouvait me procurer mon indépendance. Mon aga marche au charbon. En cas de panne de courant, je pouvais toujours me chauffer et faire du pain. Je me suis acheté un petit moulin à farine à main ; même si c’est plus long, tu es indépendant ! La guerre était toujours latente. Après 1940, tout le monde disait qu'on allait se faire envahir par les Russes.

Je n’ai pas assez souffert pendant la guerre pour éprouver de la haine. La guerre ne m’a pas traumatisé comme d’autres. Pendant celle de 40, je n’ai même pas croisé beaucoup d’Allemands. Vous êtes les héritiers de la réalité et de la vérité qui nous était dissimulée, qu’on ne comprenait même pas. Vous n’avez pas fait la guerre, mais avec les films ou les documentaires, vous avez vu plus d’Allemands et de cadavres qu’on n’en a jamais vus. 
 

(...)
 

Quand et comment as-tu rencontré Mamie ?

J’ai rencontré mamie en 1942 au mariage de Roger, mon frère. Mamie était la cousine de la femme de mon frère. On a dansé ensemble et ça a commencé comme ça, mais si mamie était là, elle te raconterait mieux que moi ce qu’elle a ressenti. 

 

Est-ce que ça a été le coup de foudre ou était-ce simplement le moment de te marier ?

" Coup de foudre ", c’est une expression de maintenant. Je la trouvais très belle ta grand-mère. Elle devait certainement m’attirer beaucoup, mais je ne l’ai pas vraiment draguée. Après la fête, je l’ai juste reconduite jusque chez sa tante où elle devait passer la nuit. Il faisait beau cette nuit-là. Je lui ai parlé des étoiles. Le ciel était houleux. Je m’en souviens bien, je lui ai dit " peut-être que nos étoiles se rencontreront encore. "

 

Quand même, c’est de la drague !

Il y avait beaucoup d'accroches entre nous.  Mais elle était de la ville, et moi de la campagne. Le rat des villes et le rat des champs. Je savais qu’elle avait une foule de prétendants. Ceux qui ne voulaient que flirter et l’invitaient à danser et ceux qui la demandaient en mariage. 

On s’est marié le 10 octobre 1944. Pendant le mariage, à cause de l’émotion, je ne savais plus vraiment comment je m’appelais. Surtout que j’étais un peu timide. Je n’allais jamais à ce genre de cérémonie. Je me disais " est-ce que je vais bien descendre les marches ? " Je faisais attention de ne pas marcher sur la robe de Mamie. Nos deux familles se sont rencontrées pour la première fois au mariage. 

Je savais à peu près qui j’épousais ! Elle avait un sacré caractère. Ta mamie n’était pas bonne en mathématiques. Un jour, à l’école, en cours d’arithmétiques, le professeur l’a interrogé sur les décalitres et les centilitres… Alors elle lui a raconté une grosse bêtise, et elle a reçu un décalitre d’eau sur la tête ! Elle a eu un choc, tout le monde s’est moqué d’elle. Elle avait de l’imagination et du culot tu sais ta grand-mère. Elle avait écrit un roman quand elle était petite. Elle écrivait facilement, souvent, mais un événement l’a fait rentrer dans sa coquille. Elle était en pension à Blandain en Belgique. Avec d’autres filles, elle avait monté le projet de s’enfuir et de rentrer à la maison. Tu peux imaginer ça ? Tout le monde était enthousiaste, mais à mesure qu’approchait le jour de l’évasion, l’effectif diminuait. Le Jour J, elles n’étaient plus que deux. Elles avaient déjà prévu de passer par la porte du jardin à une heure précise. Mais une des filles les a dénoncées. On est venu chercher Marie-Louise qui a été punie d’une manière démesurée. Et ça, ça l’a tuée. Elle a été mise en quarantaine. Personne n’avait le droit de lui parler. Ça l’a brisée dans son audace, elle s’est repliée sur elle-même. Elle est devenue trop sage. Dans sa vie, ça a été fondamental. Elle n’a jamais oublié. C’est un événement qu’elle me racontait souvent et qui lui a surtout enlevé cette audace. Elle a continué d’écrire, mais surtout des lettres, des pages et des pages. Beaucoup de gens, quand ils avaient un coup dur, venaient la voir. Elle avait ce don de la compassion. Je suis ému (…). Tu vois, si je pleure, c’est parce que c’est beau, pas parce que c’est triste. C’est qu’on pense que les larmes sont tristes. 

 

(...)

 

L’amour pour toi qu’est-ce que ça veut dire ?

La vie ne me manipule pas, elle me forme. C’est toute la question de savoir attendre le moment favorable. Dans la vie, aussi longtemps que je ne sais pas ce qu’il faut que je fasse, je ne prends pas de décision. Pour l’amour, j’ai quand même attendu longtemps ! En plus, mes parents étaient flamands et les Flamands ne sont pas démonstratifs. On est quand même marqué dès son plus jeune âge par une attitude des parents, sans parler, sans rien dire. Dans ce qui est bien et ce qui l’est moins. La démonstration en amour, ça n’existait pas, contrairement à Marie-Louise qui a grandi dans un milieu plus ouvert. Ouvert, ce n’est pas le bon mot, le bon c’est « démonstratif ». La rencontre a été évidente. 

Ma maman et moi ne nous sommes jamais dit Je t’aime. C’est comme si c’était évident et c’est aussi la lacune. On ne le disait pas, mais on le faisait ! C’est dans la nature des pays nordiques. Je n’ai pas connu les grands transports de tendresse. C’est une culture différente. C’est étrange. Ce qui n’était pas naturel, c’était de dire ses émotions. Une pudeur que je ne saurais pas expliquer. Quand tu n’y as pas été habitué les premières années de ta vie, tu as beaucoup de mal à le faire toi-même. Ça vaut aussi pour la femme que tu aimes. Il y a des mots que tu as plus de mal à dire, comme s’ils étaient évidents. Mais la parole est nécessaire parce qu’elle te rentre dans les oreilles et elle te rentre dans le cœur. Je le répète, c’est une lacune. Il faut plusieurs générations pour apprendre à dire " Je t’aime ". Je te l’ai déjà dit ? Très peu non? Allez je te le dis " Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! "

Je pense à un mot de Bismarck. Sa femme lui dit " Maintenant que tu es arrivé au sommet de la hiérarchie, tu vas m’abandonner ? " Et Bismarck lui répondit " Ne t’ai-je pas épousé pour t’aimer ? "

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